Père d’une jeune femme de 40 ans, j’ai écrit ce texte, il y a dix ans maintenant. C’est un témoignage personnel, qui correspond à une histoire singulière, située dans le temps. Le contexte a changé depuis. Mais suite à différents échanges avec des familles, je pense que  certaines paroles trouveront peut être un écho, susciteront des dialogues. 

François Besnier, père de Séverine
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 Il y a maintenant un peu plus de trente ans naissait notre fille Séverine, première enfant désirée, attendue, souhaitée. Nous avions 26 ans et débutions dans la vie, heureux, pleins d’espoirs et d’attentes, confiants en l’avenir.

Je ne pus assister comme nous l’avions prévu à l’accouchement, difficile, par césarienne. Quand je pus enfin voir ma fille, Séverine, je découvris une poupée de chiffons, princesse endormie, hypotonique. Il me fallut annoncer à Marie-Odile qu’il y avait un petit problème, mais que ça devrait s’arranger assez vite.

Les proches, les amis viennent aux nouvelles, pour célébrer l’heureux événement. Mais il n’y aurait pas la fête attendue, prévue.

Très vite, le petit problème est devenu un problème sérieux et Séverine nous fut rendue après un mois d’hospitalisation et multiples examens, hypothèses alarmistes qui nous plongeaient dans l’angoisse, infirmées deux jours plus tard, sans diagnostic, avec comme seule consigne de la materner. Le petit problème ne devint officiellement handicap que plus tard.

On n’est jamais préparé à ces moments là. Les récits, témoignages de parents confrontés au choc d’une histoire qui dérape et bascule, rupture dont on pressent rapidement qu’elle marquera toute notre existence, sont nombreux : récits au pluriel du père et de la mère, des parents, récits singuliers de la mère, porte-parole du couple. Les mères parlent de leur souffrance, de leur lutte pour insuffler leur force à ces petits êtres fragiles, les armer pour affronter le monde peu préparé à les recevoir et les accueillir, pour les mettre au monde une seconde fois.

Les pères parlent peu, parlent peu d’eux-mêmes, se découvrent peu, retranchés derrière le « nous ».

Depuis la naissance, ils sont en retrait, intermédiaires entre la boule de souffrance et de lutte « mère-enfant » et l’environnement famille, amis, monde médical, en soutien de la mère de leur enfant. Ils sont sans repères, totalement perdus.

Je voudrais essayer de parler à la première personne, de fouiller dans mes souvenirs, ressortir ces jamais dits, cris jetés dans le vide. Je suivrai le fil de notre histoire, m’efforçant de retrouver les évènements, les moments forts liés au handicap de Séverine, qui m’ont marqué profondément.

A la naissance, ravalant mes larmes, il m’a fallu dire à Marie-Odile des paroles d’espoir alors que je n’étais que désespoir, pleurer hors de sa présence, paraître fort. A qui se confier, où se « lâcher » ? La famille proche ? Elle est tellement désemparée ! Le milieu professionnel, – essentiellement masculin dans mon cas -, est peu réceptif. Il n’y aura pas de traditionnel pot de naissance. Par la suite, on ne me posera que peu de questions et je ferai comme si… Oui, ça va, ça va mieux, ça va aller, même quand rien ne va.

« Ce qui m’arrive me donne l’impression que je m’enfonce, seul, dans un tunnel sans fond, en m’éloignant de plus en plus du monde des autres. Comment faire partager à qui que ce soit ce que j’éprouve ? »[1]

Heureusement, quelques amis très proches accueillent mes angoisses.

Ma première réaction est donc de faire comme si ça n’était pas là, vivre en forçant le destin, nier l’évidence, repousser l’acceptation de ce qui devient de mois en mois plus clair. Je suis père d’une enfant handicapée.

Il faut donc lutter, aider celle qui est en première ligne et porte à bout de bras ce petit être fragile. « Maternez-la ! » ont-ils dit. Comment je fais moi le père pour le materner ? Je ne sais pas, je suis maladroit, gauche. Ma relation avec ma fille n’a pas encore de consistance, elle passe par sa mère et ma souffrance est d’abord celle de sa mère. Je suis père par procuration ! Je n’ai pas ce lien physique de celle qui l’a portée, mise au monde, qui passe des journées entières à l’éveiller, la stimuler. Mon existence est coupée en deux : journée de travail, prenante, où l’on oublie, accaparé par d’autres soucis, retour à la maison et à la réalité de cette enfant pas comme les autres. Marie-Odile n’a pas repris ses études et consacre tout son temps à Séverine ; elle me relate les évolutions, les progrès, ses peurs aussi. Je suis conscient de ce partage inégal, de la bouffée d’oxygène dont je bénéficie, conscient et un peu culpabilisé.

Avec l’éveil continu de Séverine du au « maternage », je peux progressivement nouer une vraie relation avec cette enfant qui devient totalement ma fille. Je m’implique plus directement dans notre aventure à trois, puis à quatre et à cinq avec les naissances rapprochées d’une sœur et d’un frère.

Marie-Odile était mère à temps plein, ce qui la dévorait, même si nous pouvions nous ménager des moments à nous, parenthèses dans cette lutte contre les conséquences, – nous l’avons appris plus tard- d’une petite erreur génétique. Cette dissymétrie ou répartition des rôles a sans doute orienté mon comportement.

Mon soutien à Marie-Odile m’amenait à minimiser ou nier les problèmes. Si je doutais avec elle, nous sombrions tous les deux. Par la suite, j’ai continué à jouer l’homme fort : ne jamais craquer en même temps, conforter, rassurer, chercher des issues, non pas par soucis de « posture », mais par peur de nous effondrer tous les deux. Ne jamais craquer devant elle.

La peur de la voir – donc de nous voir – dévorée par les problèmes de Séverine, n’être plus qu’une mère, m’a poussé à essayer à vouloir vivre une vie de famille normale. Ce volontarisme conduisant, je l’ai dit, à minimiser ou nier les problèmes.

Cette peur a aussi été source de conflits et d’incompréhension. J’acceptais sans doute plus difficilement cette enfant-là, parce qu’elle me privait d’une partie de sa mère.

Ces années de la petite enfance furent certes douloureuses, mais vécues au jour le jour : le développement de Séverine était plus lent que celui des autres enfants mais je le vivais comme un retard, qui par définition pourrait être comblé. Séverine était une enfant pas tout à fait comme les autres, qui posait des problèmes, mais était en général assez bien acceptée. Je nous voulais famille normale, comment pouvions-nous l’être ?

Les années qui suivirent avec les difficultés de scolarisation furent beaucoup plus complexes. Les problèmes que posait Séverine, comportementaux en particulier, apparaissaient de plus en plus. Il fallait voir les « psy », la CDES[2], argumenter, quémander des solutions. Séverine dérange et pose problème. Marie-Odile et moi sommes en phase : nous exigeons, refusons les culpabilisations, imposons Séverine. Nous sommes bien soutenus affectivement par la famille et les amis, mais bien seuls face aux problèmes concrets  Séverine entre dans un EMP[3] et c’est la douloureuse découverte du monde du handicap : non ma fille est différente, elle ne peut pas être comme eux. Je pense avoir mis beaucoup de temps à l’accepter comme elle est, unique oui, mais définitivement dans un monde à part auquel je n’ai pas accès. En fait, c’est la découverte du handicap chez les autres enfants de l’établissement qui m’a ouvert les yeux : oui Séverine était une enfant handicapée. Mais je la voulais avant tout différente.

Marie-Odile après avoir repris et terminé ses études travaille maintenant à temps plein. Pendant cette période, nos rôles respectifs dans la famille se sont rééquilibrés. Je me suis beaucoup plus occupé des trois enfants, nous avions tous les quatre des moments de grande complicité et, même si Séverine avait un caractère difficile, elle n’était pas à part.

Nous formions somme toute une famille « normale », que traversaient des crises, quand Séverine, pour des raisons que nous ne pouvions comprendre, dérapait et nous faisait sortir de nous même.

Marie-Odile ne veut plus voir le psy de l’EMP. J’y vais donc seul, régulièrement, « faire le point », parler beaucoup de Séverine, de nous un peu, de moi très peu. Je garde le souvenir très précis d’une de ces rencontres. Séverine devait porter un corset de Milwaukee pour contrôler une scoliose importante qui risquait sans cela de s’aggraver. Séverine supportait mal (et nous aussi !) ce corset, très visible et pénible à porter, qui empêchait tout contact physique, tout câlin spontané, ce que j’exposais au psy de l’établissement. Il m’interrompit et me dit avec violence : « Mais quand allez-vous arrêter d’embêter votre fille ». Je ne pus le supporter. J’ai explosé et lui ai hurlé nos difficultés à tout tenir ensemble, à faire la synthèse permanente de tous les avis, conseils des multiples intervenants, avec des gens comme lui incapables de comprendre nos difficultés, de sentir et d’écouter notre douleur. Je me souviens d’être rentré les yeux brouillés de larmes, de m’être arrêté devant la maison pour sécher mes larmes avant de retrouver Marie-Odile, comme s’il ne s’était rien passé de spécial. Plus tard, la psychiatre qui suivait Séverine suite à une de mes interrogations, m’asséna: « Que voulez-vous, on ne peut pas faire grand chose avec une enfant psychotique ». Je fus également incapable d’en parler à Marie-Odile immédiatement.

Solitude de la douleur. Nous nous battons côte à côte, solidaires mais terriblement solitaires. La seule qui pourrait comprendre, s’arc-boute comme moi pour tenir. Alors on tient, avec chacun ses cicatrices, ses meurtrissures, complices, infiniment proches, mais évitant d’aller ensemble sur le terrain de nos angoisses les plus profondes.

Plus la réalité du handicap s’impose à nous, plus nous sentons seuls. C’est un apprentissage bien singulier, qui nous rapproche et parfois aussi nous éloigne l’un de l’autre. La vie est tout sauf un long fleuve tranquille. Seuls quelques amies et amis sont là, qui ne savent pas à quel point leur présence attentive et affectueuse, leur écoute patiente nous ont été infiniment précieuses.

Séverine avait douze ans quand un pédiatre annonça sans ménagements à Marie-Odile que notre fille était atteinte du syndrome de Prader-Willi, maladie d’origine génétique rare et peu connue. Mais le peu que l’on connaissait était effrayant : débilité, obésité, espérance de vie courte. Marie-Odile était effondrée. Je refusai ce pronostique terrifiant et un déterminisme génétique : notre fille ne correspondait pas à ces descriptions, donc tout n’était pas écrit, les médecins dans ce domaine n’y connaissaient pas grand chose. Ce diagnostic ne nous servait à rien. Parfois le déni peut avoir du bon ! Mais si je refusai le déterminisme génétique, je sus que la réparation était impossible. La lutte devenait inégale : scoliose, boulimie, tendance à l’obésité, entêtements étaient des manifestations normales de la maladie, mais combien de temps pourrions nous tenir ça à bout de bras ? Je me raccrochai au chemin parcouru, aidé par le discours nuancé du professeur Rappaport, endocrinologue pédiatre à l’hôpital Necker-Enfants Malades, qui sans nier la réalité du syndrome insista sur la variabilité de ses manifestations, le peu de connaissances de la médecine et nous quittait à la fin de chaque consultation sur un : « Continuez comme vous faites, c’est très bien ». Je ne sais pas très bien comment on faisait et si c’était très bien ! mais on faisait !

Pourquoi n’avons-nous pas cherché un lieu où parler de nos difficultés ? Nous voyions ensemble ou séparément les différents thérapeutes qui suivaient Séverine, participions aux réunions d’échanges organisées par les établissements. Au cours des réunions communes, il arrivait souvent à l’un ou l’autre de dire alors ce que nous étions incapables de nous dire à deux, ce qui provoquait ensuite des échanges qui allégeaient le poids que nous portions. Mais nos rapports avec les psy restaient marqués par ce que nous avions vécu comme une problématique de culpabilisation que nous avons toujours l’un et l’autre refusée.

Culpabilisation initiale de la mère (l’avait-elle assez désirée ?), puis du père (la figure du père était-elle assez forte ?), qui nous semblaient comme des tentatives de classement dans des schémas bien répertoriés. Nous avions besoin d’autre chose, d’une écoute patiente, qui n’excluait pas les remises en cause, que nous n’avons pas trouvée, mais qu’à la vérité nous n’avons sans doute pas recherchée vraiment. Nous étions seuls sans soutien d’aucune sorte. Somme toute, nous nous en sortions pas trop mal, mais au prix d’une débauche d’énergie et de tensions, qui marquera son frère et sa sœur. Quand nous l’avons enfin compris, il était bien tard.

L’adolescence, tardive, de Séverine, fut une période très traumatisante, avec en particulier un épisode délirant que nous vécûmes comme une rupture : nous pûmes éviter cette première fois une hospitalisation en hôpital psychiatrique ; mais quelque chose était rompu. Séverine était entrée dans des territoires où je ne pouvais la suivre. Elle était ailleurs et dans ces moments là, toute communication était impossible. Un peu plus tard, et par deux fois, Séverine fut hospitalisée en HP. C’est sans doute l’expérience la plus violente que nous ayons eue à vivre, par la douleur de notre fille, tellement manifeste et apparente dans ces lieux et ces moments là, douleur contre laquelle tout notre amour était impuissant, par la violence de ces situations, qui nous plongeaient dans des états de survie, hébétés, tendus vers la volonté de la tirer de ces enfermements au plus vite, incapables d’imaginer l’après, écorchés de douleur, côte à côte, avec nos propres fantômes.

Je ne sais comment nous avons pu survivre à ces périodes. Séverine bouffait toute notre énergie, notre relation n’existait qu’autour d’elle, totalement vampirisée. Son frère et sa sœur étaient des témoins muets de ces débordements de violence. Jamais nous n’étions si proches et en même temps si loin, étrangers, solitaires, effrayés de ce que nous découvrions. Notre amour était dévoré, ne restait que le devoir de poursuivre ce que nous avions commencé ensemble, pour Séverine son frère et sa sœur, et une « fraternité d’arme » du combat mené ensemble.

Sortis épuisés de ces crises, nous avons senti qu’il fallait pour notre survie à tous, que Séverine ait sa vie propre, relativement autonome. Le chemin fut long et sinueux, de foyer en CITL[4], entrecoupé de nouvelles crises d’autant plus difficiles à vivre que Séverine n’était plus une enfant et que nous n’arrivions pas à la situer. Elle déployait des ruses d’adulte, perdait de son « innocence ». Je vécus très mal cette mutation, baladé entre ses élans d’affection débordante, ses dépressions profondes, ses manifestations de violence dont je ne parvenais à trouver le sens, ses ruses et ses mensonges. Elle s’éloignait de moi, me devenait étrangère. Je voulais comprendre, idiot que j’étais. Marie-Odile n’a pas cherché à comprendre mais elle a trouvé en elle les ressources pour la sortir de cette longue traversée d’un ailleurs où elle aurait pu rester. Je ne sus que l’accompagner, fasciné par cette mobilisation d’amour que seule une mère peut donner.

Séverine a 26 ans et réside depuis deux ans (à 300 km de chez nous !) dans un foyer Perce-Neige où elle est bien. Nous participons à la création d’une association de parents d’enfants atteints du syndrome de Prader-Willi, dont le développement est très rapide. Notons au passage qu’au bureau, comme dans celui de beaucoup d’associations similaires, les pères sont très minoritaires. Nous y rencontrons des familles au cheminement voisin du notre. La parole se libère. L’indicible peut être dit.

Nous avons trouvé depuis neuf mois un foyer plus proche, où Séverine semble être heureuse. Nous soufflons, nous pouvons nous retrouver, vivre un peu pour nous, même si régulièrement des crises viennent nous rappeler sa fragilité.

Voilà ma vision d’aujourd’hui des trente ans passés. L’écrire a été difficile, avec la certitude d’être schématique, incomplet, de n’avoir pu ou su encore dévoiler bien des zones d’ombre, de m’être retenu. D’avoir aussi trop mis en relief les épisodes douloureux. Notre vie n’est pas cela. Je vis avec la femme que j’aime, j’ai trois enfants que j’aime. Nous avons des amitiés très fortes et fidèles. Je n’ai pas le sentiment d’avoir renoncé à des projets essentiels du fait de l’existence Séverine. Mais quelque part au fond de moi restent une révolte et une angoisse.

Une révolte contre cette vacherie qui nous est tombée dessus, révolte qui ne s‘est pas calmée avec le temps,

Une angoisse, devant la vision du vieillissement de Séverine et son futur, laissée à elle-même si nous disparaissons avant elle, conscients d’être encore et pour toujours les « éternels parents d’un éternel enfant ».

Nous aurons d’autres crises, d’autres angoisses, d’autres combats, mais aujourd’hui, j’ai envie de souffler un peu, de retrouver Marie-Odile, de regarder Marie et Julien, sa sœur et son frère, faire leur chemin dans la vie. J’ai le sentiment d’être parfois ou souvent passé à côté d’eux, de ne pas les avoir suffisamment suivis et épaulés, aveuglé, tendu, bouffé que j’étais entre Séverine et Marie-Odile.

J’ai envie aussi de retrouver Séverine, dont la vie est aussi ailleurs, d’apaiser notre relation, d’admettre ou d’accepter au fond de moi sa différence, de l’aimer mieux. Accepter totalement son existence en tant que personne, avec sa liberté et sa vie propre et toute sa place dans le monde des hommes. Mais j’ai toujours du mal à accepter l’idée même du handicap, à lui donner sens.

« Accompagner les gens dans leur acceptation d’une réalité, les aider à s’y faire » (A. Munnich)[5]. Mais se faire à quoi ?.

Le temps estompe bien des cicatrices, mais je doute que cette blessure puisse un jour se refermer.


[1] K.Ôe, Une affaire personnelle, Paris, Gallimard, (1968).

[2] Commission de l’éducation spécialisée

[3] Externat médico-pédagogique

[4] Centre d’initiation au travail et aux loisirs

[5] A. Munnich, La rage d’espérer, Paris, Plon, 1999.